article
·
15 October 2023

Note sur l'évaluation de l'impact financier des risques liés au climat et à la biodiversité

Contexte

Le groupe Carbone 4 rassemble des personnes impliquées dans les données climatiques depuis près de 25 ans, et qui ont été associées à des initiatives de normalisation internationales majeures - et réussies. Nous sommes des pionniers historiques de l'intégration de la science du climat dans les mesures pertinentes pour les activités financières et nous avons développé des méthodologies robustes et précises, basées sur notre expertise sectorielle unique et approfondie. 

Le groupe Carbone 4 est un pionnier dans le domaine des métriques climatiques en France depuis 2007, et certains de ses partenaires depuis 2000. Carbone 4 est une société indépendante de 150 experts hautement qualifiés, dirigée par Alain Grandjean, Jean-Marc Jancovici et Laurent Morel.

En réaction au décret d'application de l'Article 29 de la Loi Energie et Climat, nous attirons l'attention sur les risques de l'utilisation de la quantification financière dans l'évaluation de l'impact des risques physiques et de transition des institutions financières. Nous proposons également deux pistes de réflexion afin de permettre aux institutions financières sujettes à l'Article 29 de répondre aux exigences de publication d'informations tout en adoptant une approche pertinente et robuste.

 

Introduction

Mis en lumière par Mark Carney dès 2015, les risques climatiques, physiques et de transition, doivent indéniablement être pris en compte - mesurés et gérés - par les institutions financières et les régulateurs, car ils sont partie prenante du risque systémique que le régulateur doit prendre en considération. 

Si des risques très divers sont aujourd'hui pris en compte par le secteur financier, ces nouvelles familles de risques apportent un grand degré de complexité : des phénomènes climatiques de très grande ampleur anticipés mais non encore connus, un rapport au long terme nouveau, des effets sur toute la chaîne de valeur, une mobilisation pour la lutte contre le changement climatique qui nécessite des ruptures dans tous les secteurs. Les questions posées par l'érosion de la biodiversité sont encore plus complexes et les mesures de l'impact et des dépendances des agents économiques aux services écosytémiques sont émergentes. Dans tous les cas, on essaye de mesurer comment le système économique va être contraint par les limites planétaires (le physique et le vivant), alors même que le système économique est régi par des règles et modelé par des indicateurs qui n'intègrent absolument pas ces limites (l'économie et la comptabilité financière). L'enjeu est donc de taille et la complexité et la multiplicité des phénomènes en jeu ne peuvent pas s'approcher par un modèle simple.

En France, l'Article 29 de la Loi Énergie Climat établit de nouvelles obligations de publication pour les investisseurs. Ce dispositif se veut plus ambitieux que le règlement Disclosure Européen (SFDR), avec une mise en avant explicite des enjeux liés au climat et à la biodiversité. Concrètement, l'Article 29 impose aux acteurs financiers de publier, d'une part, les impacts de leur portefeuille sur le changement climatique et sur l'érosion de la biodiversité et, d'autre part, la vulnérabilité de leurs portefeuilles sur ces deux thématiques (concept de double matérialité). De plus, les acteurs financiers doivent désormais expliciter la politique mise en place pour prendre en compte ces risques ESG dans leur stratégie d'investissement. 

Le sujet de l'impact financier lié aux risques environnementaux (i.e. biodiversité et climat) est explicitement mentionné dans le paragraphe 8.e) de l'alinéa III de l'Article 1er du décret d'application de l'Article 29. Il est mentionné comme suit :        

"En cohérence avec l'article 3 du règlement (UE) 2019/2088 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019, la publication d'informations sur la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance dans la gestion des risques comprend notamment les risques physiques, de transition et de responsabilité liés au changement climatique et à la biodiversité et, en particulier : 

[...] e) Une estimation quantitative de l'impact financier des principaux risques en matière environnementale, sociale et de qualité de gouvernance identifies et de la proportion des actifs exposés, ainsi que l'horizon de temps associé à ces impacts, au niveau de l'entité et des actifs concernés, comprenant notamment l'impact sur la valorisation du portefeuille. Dans le cas où une déclaration d'ordre qualitatif est publiée, l'entité décrit les difficultés rencontrées et les mesures envisagées pour apprécier quantitativement l'impact financier de ces risques [...]"

 

Le groupe Carbone 4 perçoit différents inconvénients majeurs à l'obligation pour les institutions financières de publier une estimation quantitative de l'impact financier

Effet de verrouillage

Demander aux institutions financières la publication de l'estimation de cet impact financier à court terme (soit un horizon de 6 mois) provoquera l'émergence de méthodologies mises en place dans un laps de temps trop restreint pour en assurer un fondement scientifique, une fiabilité et une robustesse suffisants. Ces méthodologies seraient ensuite installées par un effet de verrouillage, dont les institutions financières peineront à s'éloigner avant plusieurs décennies.

Ecueil de l'indicateur unique : l'exemple de la taxe carbone

Les modélisations existantes pour mesurer l'impact financier des risques climatiques ne prennent généralement en compte qu'une part partielle de ces risques.

Par exemple, nombreuses sont les méthodologies qui se focalisent uniquement sur la taxe carbone. La taxe carbone permet en effet d'intégrer simplement l'externalité CO2 dans les modèles de calculs financiers. Pour autant cela restreint la cartographie des impacts financiers qui peuvent survenir, et on sait que si le prix du carbone est utile pour certains secteurs, ce sont d'autres risques de transition qui peuvent survenir et mettre en cause le modèle d'affaire des entreprises, comme les interdictions (plus de véhicules fossiles après 2035) ou les effets de marché. Une approche simpliste qui ne valoriserait qu'une partie des risques engendrerait un effet lampadaire : on sait que le problème peut surgir de l'ombre, mais on se rassure par la partie éclairée.

Si l'on se concentre uniquement sur le risque de transition climatique par exemple, nous observons 4 risques majeurs, comme indiqué sur le schéma ci-dessous. 

Si l'on se concentre uniquement sur le risque de transition climatique par exemple, nous observons 4 risques majeurs, comme indiqué sur le schéma ci-dessous. 

 

Aperçu des risques de transition climatique

L'utilisation de la seule taxe carbone pour calculer l'impact financier des risques climatiques mettrait donc en place des œillères qui iraient à l'encontre de l'estimation et de l'atténuation réelles de ces risques. 

Il en va de même pour les risques physiques : nous savons que les aléas climatiques sont de nature très diverse, avec des amplitudes sans précédent qui rendent impossible la construction de fonctions de dommages fiables (fonctions qui convertissent l'ampleur d'un aléa en dommages financiers). En outre, il existe des effets potentiels tout au long d'une chaîne de valeur, ce qui signifie qu'au-delà des sites exploités par une entreprise, les analyses doivent également couvrir les fournisseurs et les clients (par exemple : le fait qu'une usine soit touchée par une catastrophe naturelle ne nous renseigne pas sur l'impact sur ses fournisseurs ou ses clients et sur les chaînes logistiques associées). Il existe également des effets en cascade, dont les probabilités d'occurrence sont inconnues et dont l'ampleur peut être considérable, qui échappent à toute analyse probabiliste ex ante.

Le piège des scénarios rassurants

Un autre écueil est l'utilisation de scénarios optimistes, basés sur des modèles macro-économiques qui ne modélisent pas les limites planétaires, et qui supposent un découplage massif et "facile" entre CO2 et PIB. Les entreprises pourront ainsi obtenir de bons résultats financiers tout en respectant leurs objectifs climatiques, alors qu'en réalité, ces réductions de CO2 devront être obtenues par des actions de sobriété (par exemple, retrait de certains marchés, réduction de la production) qui auront un impact sur leurs états financiers, ou par toute autre action difficile et coûteuse à mettre en œuvre.

 

En conclusion : le risque d'un effet contre-productif

Au vu de ces inconvénients, on constate qu'inciter les acteurs financiers à utiliser aujourd'hui des métriques financières pour quantifier les risques d'érosion du climat et de la biodiversité risque d'avoir un effet contre-productif, c'est-à-dire d'habituer le secteur à des métriques qui au minimum mesurent mal ces risques, et plus vraisemblablement les sous-estiment fortement. De plus, un chiffre absolu en euros peut donner l'impression d'une grande précision dans la mesure, alors que cela n'est tout simplement pas possible, compte tenu des points évoqués ici.

 

Carbone 4 propose les recommandations suivantes :

Mise en place de garanties

Nous recommandons la mise en place de garde-fous pour garantir que les méthodes de calcul de l'impact financier utilisées respectent les lignes directrices/principes pertinents. Cela garantirait la solidité des méthodologies proposées sur le marché. 

Ces garanties doivent comprendre :

  • l'exhaustivité des impacts pris en compte :
    • pour les risques de transition :
      • la fiscalité (taxe carbone)
      • les réglementations (interdictions et mises à niveau obligatoires)
      • les marchés en mouvement
    • pour les risques physiques :
      • les risques climatiques à prendre en compte (élévation du niveau de la mer, augmentation de la température moyenne, modification de l'intensité ou de la fréquence des vagues de chaleur, modification de l'intensité ou de la fréquence des précipitations extrêmes/des vagues de chaleur/des tempêtes/de la sécheresse extrême, modification des régimes pluviométriques)
  • la prise en compte de la chaîne de valeur, tant en amont (fournisseurs) qu'en aval (clients)
  • une approche ascendante, permettant d'identifier les acteurs les plus résilients de chaque secteur et, inversement, les plus menacés.

S'éloigner des mesures quantitatives

Nous pensons que les garanties proposées dans le point précédent ne peuvent être respectées que par une lecture physique des activités des entreprises, ce qui permet aujourd'hui une approche relative : un score peut être utilisé pour discriminer l'exposition des différentes entreprises aux risques climatiques. Notre recommandation est donc de s'éloigner de l'obligation de publier sur une métrique monétaire (M€, M$), mais de proposer qu'une analyse physique soit autorisée pour évaluer - et derrière gérer - l'impact financier des risques liés au changement climatique et à l'érosion de la biodiversité.